mardi 13 mars 2018

Jean-Claude Schneider: rencontrer la couleur

Vitrail de Bazaine © dr


Jean-Claude Schneider, né en 1936, est l'un des premiers traducteurs de Paul Celan. Il a également entretenu un compagnonnage d'artiste avec le peintre Jean Bazaine (1904-2001) depuis 1965. Le poète et critique publiait en 1994 « Habiter la lumière, regards sur la peinture de Bazaine» chez Deyrolle. Cette parution m'offrit l'occasion d'une rencontre avec l'écrivain, chez lui dans le sud Finistère.

Chaque année, aux vacances scolaires, il se retire avec son épouse dans sa maison de Tréguennec. Un lieu propice à l'écriture, où il aime retrouver « l'éphémère perpétuel, la mouvance de l'atmosphère. La Bretagne est le contraire de la Grèce, où tout est fixe, ciel bleu et colonnes des temples. Ici tout est lié à l'heure et au passage. » C'est donc ici qu'il travaille. D'abord connu comme traducteur (« Les romantiques allemands » en Pléiade, Kleist, Holderlin, Hoffmanstahl et même le russe Mandelstam), il écrit sur la peinture et il est poète. Son livre intitulé « Habiter la lumière » est une suite de textes s'étalant sur une vingtaine d'années, organisés de façon à varier les approches, entre la réponse lyrique aux couleurs et le commentaire refléchi. « J'ai rencontré Bazaine pour la première fois en 1963. Je lui ai demandé d'illustrer un premier recueil de poèmes et une monographie chez Maeght. Bazaine est à la jonction de la figure et de l'abstraction. Il a dit lui-même : « La forme me fuit ». Plus que les formes, ce sont les forces qu'il exprime, ce qui habite le rocher, la vague ou le vent. Mais mon émotion esthétique n'est jamais si forte que lorsque je reconnais la forme ! »


Pour avoir pratiqué tous les éditeurs, grands et petits, il apprécie la relation avec ces derniers : « le petit s'occupe beaucoup mieux de vous, c'est un rapport de personnes, l'auteur participe directement à la fabrication, il le suit pas à pas. » La faible audience de la poésie ? « Je dois avoir 200 lecteurs, mais les livres passent de main en main, ils ont une vie intense. La poésie circule sans bruit, c'est une activité clandestine. Baudelaire ne disait-il pas : « Ah, si j'avais 500 lecteurs ! » La chance de la poésie est qu'elle ne soit pas une matière marchande, qu'elle n'ait pas de valeur. C'est ce dont la peinture souffre. » Une récente étude réalisée en Angleterre prouve que la poésie est une bonne alliée du psychiatre dans les soins aux dépressifs. « Nommer la douleur la lève », affirme Claude Beausoleil. 


Pour Jean-Claude Schneider, « la poésie n'a pas d'efficacité immédiate, mais un rescapé des camps de Sibérie a dit : « la poésie est ce qui reste quand il ne reste plus rien. » Plus de poème après Auschwitz? Sûrement pas ! Il est vrai que les Russes ont sur nous l'avantage d'une grande culture de la poésie, entretenue par la mémoire. Là-bas, l'ouvrier lit de la poésie dans le tramway. Nous n'avons pas la mémoire. » Jean-Claude Schneider est tout de même capable de réciter les premiers vers de « Prélude à l'après-midi d'un faune : « Ces nymphes, je les veux perpétuer... » 

Il aime aussi Mandelstam, chez qui la poésie est comme Cassandre, l'hirondelle dont on ne comprend pas tout de suite le chant. « Un jour, Guillevic m'a dit : « C'est clair, ce que j'écris, n'est-ce pas ? » Je lui ai cité des passages toujours obscurs. Et qui comprend toutes les « Illuminations » de Rimbaud ? Et pourtant, cela reste beau. Et efficace. Il ne faut pas traduire la poésie. »

Jean-Claude Schneider, traducteur des romantiques allemands, vient de publier « Habiter la lumière», un recueil de textes sur le peintre Bazaine, chez Deyrolle.

dimanche 11 mars 2018

Sylvain Prudhomme: la performance, stade suprême de l'art mondialisé

Sylvain Prudhomme: réédition d'un de ses premiers textes,
et parution en Folio de son roman "Légende"
 © Catherine Hélie/Gallimard

"Une nuit de novembre, le Furtif prit le large. Dans le silence du port de Lisbonne endormi, on le vit larguer les amarres et se faufiler tous feux éteints entre les bateaux à quai." Ainsi débute L'affaire Furtif. Un peu à la manière d'un roman colonial de Georges Simenon, ou d'une histoire maritime dans le style Gustave Toudouze. Rien ne permet au lecteur de deviner qu'il s'engage dans une histoire d'art contemporain.
Et ce qui peut d'abord passer pour la réponse d'un équipage de marins à l'appel du large prend vite les allures d'une rupture d'avec la société: alors que cette course vers le sud est suivie par des "millions de téléspectateurs", le skipper détruit la caméra qui permettait un lien permanent avec la terre. L'affaire Furtif (tel est le nom du bateau) commence, sous l'oeil des caméras survolant le voilier dans sa route vers le sud, et l'identité de trois des six membres de l'équipage est révélée: il s'agit de Jo Di Bembo, plasticien contemporain, Alma Fitzpatrick, photographe, et Toyo Sôseki, botaniste. Le bateau se dirige vers un archipel de l'Antarctique, les îles Heywood, où il dépose les équipiers, qui le sabordent. La découverte d'une énorme bouée en peau de phoque, puis d'un ballon tout aussi dadaïste, ouvre le champ à de nouvelles hypothèses: L'affaire Furtif revient sur le tapis, et une mission de recherche est envoyée sur les lieux, qui recueille sur les lieux divers documents sonores ou écrits laissés par les naufragés. 
On découvre ainsi, sur les îlots occupés séparément par les membres d'équipage, l'appareil photographique d'Alma Fitzpatrick, dont on parvient à tirer des clichés pâlis, cadrés au ras du sol, "vingt-deux regards de l'artiste, peut-être ses tout derniers, sur un monde désormais réduit pour elle à ces rochers étroits". Les critiques, les étudiants d'art s'emparent de la découverte la commenter "la puissance dramatique" de ces images. Troisième objet après les bouées et les photographies, un journal de bord tenu par le botaniste, publié sous le titre "Journal de Toyo Sôseki", établi non selon le calendrier grégorien mais par le simple décompte des jours passés sur l'île, dans lequel on voit une rupture bouleversante dans le rapport de l'homme au temps, et même une "immersion absolue dans l'instant". 
Quatrième découverte, des feuilles manuscrites de l'architecte Youri Spassky, contenue dans des bouteilles. Il y développe les principes d'une "anarchitecture", dont la pierre d'angle est le cocon, destiné à "ramener la maison de l'homme à des proportions plus justes". 
La découverte d'un enregistrement de la musicienne irlandaise Emily Evans parachève cette sécession dans les arts - sculpture, photographie, littérature, architecture et musique. En s'essayant au mariage de deux genres parfaitement étrangers l'un à l'autre, le roman d'aventures et le commentaire burlesque d'oeuvres hermétiques et "ouvertes aux interprétations" (comme un mélange de Jules Verne et de Catherine Millet), Sylvain Prudhomme s'est amusé à inventer un groupe d'artistes élitaires qui, brûlant ses vaisseaux, rompt avec la civilisation pour "faire oeuvre" à l'échelle planétaire (dans une sorte de muséification globale). 
L'oeuvre est trace d'une survie, testament d'architecte ou ultime chant d'une musicienne, dernier message aux humains lancé par des artistes qui sont allés jusqu'au bout de leur exigence, jusqu'à se couper du monde sur des îlots déserts, y faire oeuvre tout en y mourant - voire même faire oeuvre de leur propre mort. Mais (et reconnaissons que cette vision de l'art contemporain n'a rien de nouveau, c'est même un poncif que l'art dévoré par le discours porté sur lui) les objets qui en résultent vont alimenter la même logomachie critique, et s'effacer devant elle. 
Dans cette pochade, l'humour de l'écrivain tient dans le fait de substituer au récit "réel" de la survie des dissidents les diverses élucubrations critiques autour de leurs "gestes artistiques": le jour de la fin du monde, il y aura un critique d'art contemporain pour discuter des intentions de l'artiste. Reste le mythe d'un art qui embrasserait le monde comme une robinsonade, le concept de performance s'étant lui-même mondialisé jusqu'à prendre la planète pour décor.

Daniel Morvan

Sylvain Prudhomme: L'affaire Furtif. L'arbalète Gallimard, 126 pages, 10,50€.  À cette occasion, la collection Folio/Gallimard réédite en poche son roman "Légende": un western contemporain dans le far-west camarguais où l'auteur ausculte une jeunesse des années 1980 avide de "vivre vite".